Le métro.
S'il y avait bien une chose que Jude détestât en cette instant, c'était bien cette rame de métro où elle était seule, avec un homme plutôt mince, doté d'yeux dorés et de plumes noires, debout, qui portait sous le bras... Une caisse remplie de pamplemousse.

Elle le savait parce que l'inconnu avait fait tombé la caisse, déséquilibré par un arrêt un peu trop violent, et celle s'était ouverte sous le choc, laissant rouler les fruits répugnants, oranges et effrayants aux pieds d'une Jude tout à fait tétanisée. Le corbeau s'était excusé rapidement et avait ramassé son chargement diabolique avant de les remettre rapidement dans la boîte en bois, décidément bien trop grosse pour tenir sous un si petit... aile. D'accord, pas bras. Aile.
A bien y réfléchir, l'anaril aussi était louche ... Comment pouvait-il se tenir si proche de ces maudits fruits, sans même un frisson ? Et s'il lui voulait du mal ? Jude avait bien vu les coups d’œils insistants qu'il lui jetait depuis qu'elle était entrée... Elle était seule avec lui, prisonnière dans cet endroit clos, à la froide lumière artificielle, métallique... Le néon grésillait.
Cela grillait peu à peu tout ce qui restait de raison en Jude, elle sentit sa vieille amie la claustrophobie revenir au galop, accompagnée de sa petite pamplemoussophobie... Comme cette peur était censée ne pas exister, il n'y avait aucun nom pour la désigner. En d'autres termes, elle n'existait pas...
Eh bien elle était la preuve que si.

Un nouvel arrêt vint, et le corbeau descendit. Le métro s'ébranla, repartit, les néons clignotèrent plus que jamais, accompagnés d'un grésillement inquiétant, ça plus le bruit de la rame de métro, le fait d'être sous terre, loin de l'air libre, de l'oxygène et du soleil... La respiration de Jude s'accéléra, jusqu'à devenir un halètement saccadé. Elle était en pleine crise d'asthme. Il y avait longtemps que les gens avaient d'autres problèmes que de fabriquer de la ventoline...
La crise, bénigne, dura moins de cinq minutes. Il lui était arrivé, il n'y a pas si longtemps d'ailleurs - sinon, elle ne s'en serait pas souvenu, les quinze dernières années étant radiées de sa mémoire - de faire une crise d'asthme plus sérieuse. Trois heures s'étaient écoulées, et elle, avait eu l'impression qu'elles n'avaient durées que cinq minutes, n'avait même pas eu conscience qu'elle ne pouvait plus respirer... C'était une horrible sensation.

Sa respiration reprit un rythme normal, bien qu'encore un peu accidenté. Elle avisa alors un pamplemousse sous les sièges d'en face. Sa main sur la barre de métal devint encore plus moite, se resserra. Le mec avait oublié un de ces foutus agrumes. Pas possible...
A ce moment là, la lumière s'éteint brusquement. Ah. Le néon avait rendu l'âme pour de bon.
Il avait raison, elle n'allait d'ailleurs pas tarder à l'imiter...
Etait-il possible de mourir de peur ?

Curieusement, cette fois, Jude resta plutôt placide. Son cerveau fourmillait de panique et de pensées parasites, mais extérieurement, rien ne montrait l'état dans lequel elle était, hormis les sueurs froides qui coulaient le long de son cou et de son front jusqu'à son nez. Et les tremblements qui commençaient à l'agiter. Sa tête tournait.
Cet endroit noir et souterrain, seule dans un compartiment, ça puait l'agrume...

Quand la porte s'ouvrit et que quelqu'un percuta son siège, puis jura, rompant le silence angoissé de Jude, celle ci ne put s'en empêcher ; elle hurla.

De toute la force de ses poumons, une vraie sirène d'alarme.

La menace eut bel et bien l'effet escompté : Jude se tût instantanément.
L'intimidation marchait plus que bien avec elle, et, si elle avait arrêté de crier, c'est que le son c'était bloqué dans sa gorge, coincé par une grosse boule froide de terreur, amplifiée par le cri de la fille, qui devait avoir un peu plus de son âge. Ou un peu moins.

Jude ferma les yeux, presque résignée. Si telle devait être sa fin, elle mourrait avec classe, et calme... Mais bien sur, elle oubliait le fait qu'elle était une Yacii. Oublier la terreur, la panique, c'était aussi impossible que de s'arracher le cœur, ce sentiment, aussi désagréable fût-il, faisait partie d'elle... Il était essentiel à sa survie.
Sans lui, sa vie aurait encore moins de sens que maintenant ... Tout ça pour dire qu'elle était tout à fait en droit de paniquer.

La lumière était revenue. Mais sa lueur froide, comme une lampe de scientifique, évoquait pour Jude une gigantesque table de dissection, ce qui n'était peut être pas mieux que le noir, même si elle voyait autour d'elle pour s'assurer qu'aucune créature ne s'approchait. Créature = le pamplemousse.

La tueuse en noir semblait buguer dessus. Jude en profita pour se lever, tomba à cause de ses jambes tremblantes et engourdies, et choisit de ramper jusqu'à la porte du métro.

Elle voulait .. sortir ...

Un courant d'air passa à côté de Jude, qui se redressa tant bien que mal, un peu rassurée, tant qu'il ne se passait rien d’inquiétant, de stressant ou d’oppressant autour d'elle. Ce calme, qui ne l'était pas tout à fait, la rassérénait, tandis qu'un silence total la faisait paniquer.
Elle était à présent assise sur ses talons. Quand la fille inconnue, toute de noir vêtue, ouvrit la porte à l'aide du bouton d'ouverture - logique en effet ... - Jude se releva, curieuse et encore un peu craintive.
L'avantage, c'était que même si elle paniquait pour un rien, elle oubliait aussi très vite la cause de sa panique, qui était remplacé bien vite par une autre, tout aussi futile et effrayante...

Quand l'autre lui happa le poignet et qu'elle fut entrainée dans un tourbillon de courants d'air contraires, celui de sa propre progression, puis celui du métro qui avançait toujours, bien qu'il ai ralenti, le coeur de Jude rata un ou deux épisodes, et elle ressentit une grande douleur dans la poitrine, mise en veilleuse par son cerveau qui pulsait, aussi vite que s'il était celui d'un lapereau qui se faisait courser par une voiture.

Et enfait, c'était un peu ça... Tu viens de sauter d'un métro en marche la petite Jude.

Elle frémit, et tacha de se calmer. Pour ça, elle avait ses moyens bien à elle. Imaginer que la peur était une créature, terrible, pleine de crocs, qui, dans son mental, l'effrayait, puis, se raisonner en se disant que cette même créature n'était pas réelle, qu'elle n'avait pas peur de sa propre peur... C'était space, mais suffisait pour la remettre dans sa cage argentée ... à la porte ouverte. Il suffisait de la pousser légèrement, d'un petit dérèglement dans son cerveau pour que la peur surgisse à nouveau.

Quand la fille aux cheveux corbeau lui parla, Jude eut un infime sursaut, causé par le bruit de la voix, son auquel elle ne s'attendait pas.
Le pamplemousse étant loin, elle était plus détendue, et se contenta d'acquiescer, encore incapable de faire une phrase correcte en présence d'un être humain autre qu'elle même. Elle bégaierait, elle le savait, et ça allait la stresser... Elle avait horreur de buter sur les mots.
Mais ne pouvait pas s'en empêcher. C'était rageant.

Elle emboita le pas à la mafieuse, et très vite, elles purent voir la lumière d'une station de métro, un peu plus chaude et engageante que l’intérieur de la bête elle même.

Jude accéléra un peu, histoire de ne pas être distancée par sa guide, elle sentait la pointe glacée de la panique piquer son coeur en la voyant de plus en plus loin... Son sentiment de Yacii s'amusait bien.

Quand enfin elles furent à la lumière, Jude se surprit elle même en prenant l'initiative d'aller s'assoir sur un banc métallique maculé de marqueur noir toute seule, alors qu'elle était seule avec une folle au flingue qui allait surement lui tirer dessus si elle faisait un truc de travers ...
Mais elle savait ce qu'elle voulait faire, là tout de suite.

Dessiner. Traduire ses peurs par un dessin au fusain, noir, tout aussi névrosé qu'elle. Il y a peu, elle avait découvert qu'une fois sa peur cernée et dessinée sur son calepin à petit carreaux dont elle ne se séparait jamais, celle si s'évanouissait... avant d'être remplacées par d'autre , bien sur, mais gribouiller la laissait paisible un moment.

Elle sortit son petit bloc à dessin et son crayon d'un recoin de sa veste de tissu jaune pimpant, et commença à dessiner ce qui lui faisait le plus peur en cet instant : le métro, la jeune femme, son arme, le pamplemousse... Elle dessinait vite.
Une délicieuse sensation de vide, de concentration l'emplit. Elle fronçait les sourcils et tirait la langue pour dessiner.

« Merci de m'avoir sortie de là. »

Elle en oubliait son bégaiement, trop absorbée par ce qu'elle faisait pour être encore timide. Paradoxe.

La jeune fille haussa les épaules, sans répondre pour l'instant, trop absorbée.
Elle mit son dernier trait, au dessus d'Heather, qu'elle estompa avec un morceau de pouce, qui devint noir, et laissa une trace diffuse et tout aussi sombre sur le fin papier. C'était censé être la lumière, ou plutôt, son absence, qui l'avait tant effrayée sur le coup, et qui, sur papier, lui paraissait si ... futile. Juste une trainée sombre, il suffirait d'un coup de gomme pour la virer de sa réalité ...

Elle fit la moue, eu une folle envie de jeter ce dessin, raté, sous le métro qui passait à ce moment là, faisant voler les cheveux des deux jeunes filles, mais elle s'abstint. Il allait rejoindre sa collection, dans la boite noire, fermée à clé, sous son armoire.
Boite à frayeurs. Tout un concept.

« C'est ce qui marche le mieux en tout cas. »

Elle plia la feuille en quatre, méthodiquement, par un geste forgé par une habitude flagrante, puis glissa le papier dans sa poche, avant de relever la tête et de poursuivre. Elle était à peu près zen, et pour l'instant, rien ne lui faisait peur ...
Ca va pas tarder t'inquiète, songea-t-elle, amère.

« La p... peur est toujours... l.. là. »

Elle recommençait à être légèrement nerveuse, et agitait les doigts dans le vide, comme si elle jouait du piano. Besoin de faire quelque chose, n'importe quoi, tant que ça l'occupait et la distrayait...
Même si les gens qui jouaient du piano l'avaient toujours fait flipper.