Jun était émerveillée.
Le lieu était magnifique, bien qu'un peu miteux. Des dorures d'une finesse incroyables recouvraient les ornements qui couraient tout le long des balcons. Des sièges de velours rouge avaient envahit les loges ainsi que tout l'espace devant elle et le plancher descendait en pente douce vers la fausse de l'orchestre. Le plafond était recouvert de peintures sublimes qui avaient dû être aussi longues qu'onéreuses à réaliser. Le lieu en lui même débordait de majesté et de splendeur, mais ce n'était pas cela qui avait attiré le regard de la jeune fille. A vrai dire, si l'objet de son attention s'était retrouvé dans un entrepôt désaffecté recouvert de tags, ça n'aurait absolument rien changé.
Un piano.
Un beau piano à queue un vrai, noir laqué comme on n'en voit que dans les films - et dans certains RP's écrits tard le soir -, un Steinway. Le rêve de tout pianiste qui se respecte un minimum. Il était là, seul et poussiéreux, sur la scène. C'était assez étrange qu'il soit sur la scène et pas dans la fosse de l'orchestre, mais ce détail intéressait relativement peu la jeune fille au moment présent. Certainement qu'un choriste accompagné d'un virtuose était venu chanter là, et qu'on avait fait monter le magnifique instrument sur la scène. Mais ça n'avait, comme dit plus haut, aucune importance. Hypnotisée par cette forme sombre et solitaire, Jun s'avança le long des rangées de fauteuils. Guidée et mue par un seul objectif : l'instrument.
Elle monta sur la scène et, toujours aussi émerveillée, s'approcha du piano. Elle effleura du bout du doigt la surface lisse et poussiéreuse de l'objet, en fit le tour complet, puis s'assit sur le petit siège en face de l'instrument. Elle hésita un peu avant d'ouvrir le couvercle, fixant les lettres dorées au dessus du clavier comme si elles allaient lui donner l'autorisation de poser ses mains sur les touches d'ivoires de l'objet. Qui était-elle face à tant de majesté ? Elle qui n'avait jamais joué que sur le vieux piano droit désaccordé de son virtuose de père, qui se refusait à le vendre et même à le réaccorder, sous prétexte qu'il l'avait reçu désaccordé et qu'il le lui léguerait de cette façon. Ça le faisait rire, et Jun riait avec lui. Puis il la prenait sur ses genoux, et posais les mains de la fille sur les touches et lui apprenait.
Ses souvenirs décidèrent la fille aux cheveux roses à soulever le couvercle. Elle retira le petit chiffon de velours puis joua quelques notes. La lourdeur des touches était impeccable, et le bonheur de jouer était immense. Et, magie du RP oblige, il n'était même pas désaccordé. Les notes étaient pures, aériennes, plus belles que toutes celles que son père avait jamais joué. Pas qu'elle ait jamais prétendu jouer mieux que son père, non, jamais elle ne serait un quart aussi douée que lui. Mais les notes du Steinway était tellement plus belles que celles du vieux piano du salon.
Elle reposa après une courte pause, puis commença à jouer les premiers accords de la mélodie.
- Down by the river by the boat...
Les notes s'envolaient vers le ciel, suivant sa voix qui, bien que n'étant pas exceptionnelle, s'accordait parfaitement à la musique, ni rapide ni lente. Ses doigts jouaient seuls, portés par cette mélodie répétée et répétée des milliers de fois. Elle la connaissait à la perfection, et ses doigts se déplaçaient de touche en touche par réflexe. Il y avait peu de choses que Jun faisait bien, mais jouer du piano en faisait partie.
- Oh my god, I see how everything is torn in the river deep...
Elle était arrivée sans même s'en rendre compte au refrain. Elle jouait les accords, évitant les difficultés, changeant les nuances. Elle se sentait comme un poisson dans l'eau. Les petits pièges que lui tendait la musique ne l'effleuraient pas, bien qu'il y avait quelques années de cela, ces difficultés l'avaient fait pleurer sur son piano plus d'une fois. Elle se rappelait son père qui sortait alors de la cuisine en se demandant ce qui n'allait pas et la retrouvait la tête entre les mains, le couvercle abaissé, en train de pleurer à chaudes larmes. Alors il la serrait dans ses bras et prenait place près d'elle, soulevait le couvercle. Il lui disait
'Regarde, c'est simple. Tu fait si-mi-la-ré, hop le pouce saute.', lui montrait encore et encore, jusqu'à ce qu'elle puisse le jouer.
- Fall in the water just like a stone...
Cette chanson était affreuse. Au niveau des paroles, mais l'ensemble était magnifique. Elle termina le second couplet puis entamma les vocalises -
Oooh, oh...-, jouant encore et encore, montant dans les aigus lors des dernières paroles de la chanson, se servant des touches de droite de l'instrument -
Down by the riversiiide... - puis concluait en jouant les derniers accords. Alors seulement elle repris ses esprits, sortant de sa transe.
Elle venait de jouer Riverside sur un Steinway.